Le duel d'artillerie franco-prussien

Imagerie Wenzel, Wissembourg-Strasbourg, Le siège de Belfort, lithographie sur papier rehaussée au pochoire, après 1871 ©Musée(s) de Belfort

Soulignons tout d’abord la portée beaucoup plus longue des canons rayés comparée aux canons lisses. Les canons rayés constituent une innovation technologique importante datant des années 1850 et 1860. Cela va jouer un rôle important à Belfort, en permettant aux artilleurs prussiens de bombarder avec précision la Citadelle et la ville depuis Essert et Bavilliers, ce qui était impossible lors d’un précédent siège.

Or, pour cette même raison, peu de canons de la Citadelle étaient orientés vers l’ouest et en capacité de riposter efficacement. Il a fallu d’urgence pallier cette situation en renforçant et transformant les installations, ainsi que les pièces d’artillerie de la Citadelle. L’objectif principal des artilleurs prussiens est de réduire au silence toutes les batteries de la défense.

La Citadelle est à cette époque une des plus puissantes batteries de canons des places fortes françaises.

Tirer depuis Essert et Bavilliers est essentiellement pour les Prussiens une stratégie visant à désarmer la puissance de feu de la défense, pour préparer les autres opérations de siège vers la colline des Perches.

L’armée assiégeante compte 15 batteries de canons à la fin du mois de décembre. Entre le 1er janvier et le 11 février 1871, ce sont 27 batteries d’artillerie supplémentaires qui sont déployées au sud de la place forte.

Batterie prussienne en 1870 sur le siège de Paris

Côté français, au début du siège, l’armement se compose d’environ 300 bouches à feu, dont à peine la moitié sont rayées, donc de longue portée. L’autre moitié est constituée de mortiers ou de canons lisses de divers calibres, propres seulement à la défense rapprochée et au tir de mitraille dans les fossés.

Les pièces du plus fort calibre sont des pièces rayées de 24.

L’une d’elles, installée à la Citadelle, est célèbre à Belfort en raison de la rapidité et de la justesse de son tir. On la prénomme Catherine. Les canonniers allemands la connaissent et durant le siège s'acharnent sur elle. La pièce se joue longtemps de leurs efforts, malgré les milliers de coups qu’elle reçoit. Elle est touchée mi-décembre par trois ou quatre obus, logés dans les joues de son embrasure, sans éclater. Un dernier arrive qui fait éclater tous les autres, et l'explosion renverse l'embrasure, mais ne peut heureusement entamer le blindage. Les canonniers aiment cette pièce. Un travail efficace la remet dès le lendemain matin en état de tirer de plus belle.

Au début du siège, l’approvisionnement de la place comporte uniquement 80000 obus pour pièces rayées. Pour les pièces lisses auxquelles il fallut recouvrir à la fin, les projectiles, bombes et boulets, datant pour la plupart de Louis XIV, sont en grande abondance, mais fort peu efficaces. Leur vielle fonte ne pouvant résister aux fortes charges utilisées, de nombreux projectiles se brisent prématurément au sortir des canons ou des mortiers.

Les Prussiens disposent de canons sensiblement plus gros et plus modernes que les français, et d’une grande diversité de projectiles, comme en témoigne Edouard Belin dans son journal du siège : « 6 décembre - L'ennemi envoie des obus à balles. Un de ces projectiles qui n'a pas éclaté contenait 240 balles. On reçoit également des obus incendiaires. La matière incendiaire est renfermée dans un tube en cuivre. Ce tube se trouve sous la capsule de l'obus. Pour la première fois également les Prussiens font usage d'un projectile énorme. Sa hauteur est de 36 centimètres, son diamètre de 15. Il est recouvert de plomb. L'artillerie allemande a voulu exhiber aujourd'hui un échantillon des différents moyens dont elle dispose. »

Et ceci n’est qu’un début : « 13 janvier - Il arrive au Château [la Citadelle] des projectiles d'effrayantes dimensions. Ce sont des obus oblongs dont la longueur est de 55 centimètres et le diamètre de 22. Leur poids est de 78 kilos. L'effet de ce projectile est foudroyant. Il n'est pour ainsi dire pas d'abri sûr contre ses atteintes. A Belfort, il a percé des voûtes de 2 à 3 mètres d'épaisseur. Les soldats de la garnison le désignent sous le nom de mouton, de veau, d'enfant de troupe. »

Plus libres de leurs mouvements, les Prussiens ont en outre une plus grande capacité de réapprovisionnement en munitions que la garnison française.

Coincés à l’intérieur de la place, les français doivent gérer avec parcimonie leur stock de projectiles. Le colonel Denfert-Rochereau demande aux forts de limiter à un total de 500 par jour le tir d’obus rayés de 12 et de 24. Ce nombre sera même revu ensuite à la baisse. Pour palier leur stock de projectiles limité, les français prennent l’initiative de créer de toute pièce une fonderie improvisée à l’intérieur des remparts, près de la porte de France.

Studio Gerst et Schmidt, Fonderie et forge, tirage albuminé contrecollé sur carton, février 1871 ©Archives municipales de Belfort

Un vieux cubilot (fourneau permettant la préparation de fonte de seconde fusion), propriété d’un fondeur de la ville, y est installé. On y produit des obus rayés. Les premiers essais réussissent à merveille et le lancement sur l’assiégeant du premier projectile créé à Belfort remplit les artilleurs de joie. Mais le succès n'est pas toujours au rendez-vous. Des variations se produisant dans les mélanges, certains projectiles en fonte cassante éclatent au cœur des canons et en dégradent plusieurs. Malgré cela, cette production d’appoint est utile.

Durant le siège, Belfort n’a l’ascendant ni technologiquement ni quantitativement sur l’artillerie prussienne, mais l’artillerie française se montre néanmoins redoutable pour l’assaillant, ceci pour deux raisons :

1 – Les artilleurs français sont excellents et craints des prussiens en raison de leur précision de tir.

2 - Belfort dispose d’un ingénieur d’artillerie d’exception en la personne du capitaine Sosthènes de la Laurencie. Polytechnicien comme Denfert-Rochereau, de la Laurencie déploie des montagnes d’ingéniosité pour pallier les insuffisances de l’artillerie de la place. Il réussit notamment, en modifiant leur inclinaison, en les plaçant sur des plateformes en rail, et en enterrant leur crosse, à faire tirer des pièces de 24 rayées jusqu’à 7 kilomètres, soit plusieurs kilomètres plus loin qu’on avait su le faire dans les autres places comme par exemple à Strasbourg.

Anonyme, Le capitaine Sosthènes de la Laurencie, carte de visite, vers 1870, collection privée

L’artillerie n’étant rien sans le corps du génie en charge des infrastructures, soulignons aussi le travail remarquable réalisé par le capitaine du génie Edouard Thiers, lui aussi polytechnicien. Edouard Thiers et Sosthènes de la Laurencie écriront à quatre mains après le siège un ouvrage très complet intitulé « La défense de Belfort », d’où sont issues la plupart des informations ci-dessus.